Pourquoi nous a-t-il paru opportun de proposer un « abécédaire », qui plus est « critique » des discours néo-libéraux sur l’éducation et la politique scolaire dans ce numéro de Carnets Rouges ?
Tout d’abord, et de manière presque évidente, parce qu’un certain nombre de mots qui émaillent ces discours (parmi eux, 29 font l’objet d’une entrée dans le présent abécédaire) sont utilisés de manière récurrente tant dans les interventions et textes officiels que dans les relais éditoriaux et médiatiques dominants. Ils nous sont, pour certains d’entre eux « familiers » et ce d’autant plus que leur émergence dans les discours néo-libéraux s’appuie sur un supposé « bon sens » qui serait largement partagé
Parler, par exemple, de « mesures de bon sens » comme le martèle l’actuel ministre de l’Éducation Nationale, permet ainsi à la fois de jouer sur l’ambiguïté sémantique de certains de ces mots tout en en réduisant les sens possibles à un seul qui serait « le bon », afin de les faire accepter voire revendiquer par ceux qu’elles concernent.
Quel enseignant oserait, par exemple, refuser la « bienveillance » à l’égard des élèves, ou bien ne pas être soucieux de leur « épanouissement » ou de leur « réussite » ? Quel parent d’élève ne désirerait et ne revendiquerait pas pour son enfant le « libre choix » dans ses études ?
Et il peut être tentant, face aux difficultés de l’exercice quotidien du métier d’enseignant, et à celles que rencontrent nombre de parents d’élèves des classes populaires, de prendre pour argent comptant des mots tels que « talents », « compétences »… qui essentialisent, naturalisent et « fatalisent » des rapports aux savoirs dont personne ne devrait plus ignorer que de nombreuses recherches montrent qu’ils sont aussi et avant tout des rapports qui se construisent socialement.
Or, nombre de ces mots utilisés dans les discours néo-libéraux euphémisent, occultent voire nient cette dimension sociale fondamentale.
Récurrence, ambiguïté, réduction du sens de ces mots, mais aussi essentialisation et naturalisation des rapports sociaux qu’ils contribuent à construire, portent ainsi le risque de l’empêchement de fait d’une pensée s’élaborant collectivement, hors d’un cadrage qui s’imposerait de lui-même.
Le propos de cet « abécédaire » est donc d’interroger certains de ces mots de manière critique, c’est-à-dire en leur rendant une histoire, un contexte, en éclairant les enjeux sociaux qu’ils portent.
Il est aussi, et peut-être même surtout, de permettre de mieux saisir que si chacun de ces mots peut « faire sens » et donc être pris et discuté isolément, c’est surtout le réseau de sens que tisse leur emploi répété et concomitant qui, s’il ne fait pas système, impose un carcan de la pensée qu’il est urgent de déconstruire. Et ainsi de contribuer à ce que s’élaborent, se fédèrent et se généralisent de véritables alternatives débarrassées des diktats et des fatalismes qu’engendre un « ordre » éducatif soumis à la « loi du marché ».